A la demande d'Animaya je mets un texte sur le forum ^^
J'en ai encore 14 autres donc si vous voulez faites-moi signe :P
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Aube
Ce matin-là, Aube était seule à son métier.
Toute la nuit elle avait veillé ; toute la nuit, une bougie pour tout éclairage, elle avait attendu. Elle avait attendu, le cœur en larmes, un signe de celui qu’elle avait épousé si longtemps auparavant. Mais rien ne lui était parvenu ; alors elle s’était assise sur le banc, devant son métier à tisser, et elle avait écouté les oiseaux chanter l’aurore et le commencement du monde.
« Ma princesse, lui avait-il dit, mon amour, j’aime doublement ton nom, car dans mes deux patries il signifie espoir. » Et il l’avait prononcé, avec son étrange accent et un sourire jusqu’au fond des yeux ; Aube avait ri et s’était endormie, la tête au creux de son épaule. Elle s’était ensuite éveillée dans ce noir de poix, cette obscurité annonciatrice de malheur qui semblait entourer son époux à chaque fois qu’il était en colère, pour se trouver seule dans son lit. Alors elle s’était levée et l’avait attendu, tout en sachant pertinemment qu’il ne reviendrait pas tant que son âme n’aurait pas eu son dû. Comme toujours, à son retour, il serait distant et contraint ; comme toujours il n’aurait que la mort dans les yeux, sur les mains, partout. Mais pour Aube cela n’avait guère d’importance. Pour elle, ce qui comptait, c’était qu’il revînt de ces endroits terribles où sa fureur semblait le mener, sur des chemins si sombres qu’elle-même ne pouvait l’éclairer. Oui, vraiment, le reste n’avait pas d’importance à ses yeux ; ce qu’elle voulait, c’était qu’il rentre, et peu importaient ses actes passés et ce qu’il avait pu faire pendant son absence…
Aube interrompit sa réflexion en sentant une larme rouler sur sa joue. Dehors les oiseaux chantaient toujours ; le jour n’en finissait pas de se lever, paresseux, infiniment lent. Aube en voulut au soleil de rayonner, aux nuages de faire tomber la pluie, aux animaux de la forêt de s’éveiller, aux oiseaux de gazouiller. Tout ce spectacle qu’elle appréciait tant, celui de voir la lumière s’étendre sur le bois, lui faisait horreur à présent, car il lui manquait quelqu’un pour le regarder avec elle et lui dire que le soleil n’était que le pâle reflet de son sourire.
Un jour, se souvint-elle, elle avait rencontré le frère de son époux ; non, pas exactement le frère. Quel était le terme qu’il avait employé déjà ? Ah oui, le fils-frère. Aube avait haussé les sourcils en l’entendant ainsi s’introduire auprès d’elle. Il ne lui avait pas donné son nom ; juste cet étrange titre. Et puis elle l’avait trouvé inquiétant et surtout plein d’une suffisance qui le rendait détestable. Il était venu pour chercher son père-frère ; le motif qu’il lui avait donné lui avait été incompréhensible, aussi Aube avait-elle refusé de le conduire à lui et tenté de lui expliquer poliment qu’il ne désirait pas le recevoir. Devant son refus, le fils-frère s’était tourné vers elle et, toute arrogance envolée, il lui avait juste déclaré :
« Madame, j’admire vos efforts, mais vous ne pourrez pas indéfiniment le protéger de ce qu’il est. »
Aube se rappelait le regard qu’il avait eu alors ; un regard si plein de compassion que, venant d’un être aussi hautain, cela en devenait invraisemblable. Il était ensuite parti ; malgré tout, leur rencontre avait interpellé Aube à tel point qu’elle avait fini par s’en ouvrir à son époux. Elle l’avait fait longtemps après avoir rencontré son fils-frère ; mais même alors, son récit avait mis son époux dans une rage telle qu’elle avait cru qu’il allait la tuer sans autre forme de procès. Ce jour-là elle avait eu un aperçu de ce que le temps avait fait de lui, de ce qu’il était au plus profond de son cœur ; cependant c’était le seul jour où elle l’avait vraiment vu en colère, et depuis ils n’en avaient pas reparlé. Tant mieux, au fond, se dit-elle, mais une voix lui soufflait que cet événement avait précipité son départ – qui de toute manière était inéluctable.
Elle se leva du banc et alla à la fenêtre. Sa demeure, nichée dans un bois, était construite près des falaises, si bien que l’air, en plus des senteurs forestières, lui apportait le parfum salé de la mer et le fracas des vagues contre la pierre. Elle aimait cet endroit ; isolée ainsi du reste du monde, elle s’y sentait bien, à l’abri de tous les dangers et de tous les conflits. Mais en réalité, songea-t-elle, elle n’y était pas plus à l’abri qu’ailleurs. Elle était venue ici avec son époux des années auparavant ; ce bois, c’était leur retraite, leur sanctuaire. Les arbres semblaient même bruire pour elle – mais seulement lorsqu’il était absent.
Aube se détourna de la fenêtre et se sentit tout à coup très seule, minuscule, enfermée dans un univers étriqué et sans intérêt. Dans la pièce où elle se trouvait, il n’y avait que la fenêtre et le métier à tisser ; les murs étaient nus et il n’y avait pas même une cheminée. C’était assurément un endroit confortable en été, mais en hiver… il était si froid, si inhospitalier, si distant, si dur… Elle s’aperçut que ses divagations l’avaient encore menée près de son époux. Oui, il était comme l’hiver. C’était tout à fait l’image qu’elle s’en faisait en cet instant.
D’ailleurs, où était-il en ce moment ? Les dernières fois, il lui avait plus ou moins dit où il se rendait. Lorsqu’elle le lui demandait, il répondait invariablement : « A la guerre. » Et ensuite il lui disait dans quelle contrée, avec un hochement de tête résigné. Et toujours à son retour il lui ramenait un cadeau. De Dendrom il avait ramené une rose des sables, de Khunn une dent de serpent des mers sculptée, de Therel’Duin une broche en forme de feuille, et bien d’autres choses encore. Mais toujours il lui remettait le présent avec froideur, comme s’il n’était pas encore tout à fait revenu des combats ; alors Aube le suppliait de ranger son épée, cette terrible épée qui l’accompagnait tout le temps, et dont il parlait parfois comme d’une amante. Elle n’aimait pas l’épée, elle trouvait que son pommeau avait une forme grotesque et un regard cruel. Mais c’était le père d’Aube qui l’avait forgée, et elle faisait partie des cadeaux de mariage. Aube avait donc dû s’habituer à voir l’épée au côté de son époux, tout comme l’anneau à son doigt. L’anneau qui empêchait son esprit de s’égarer définitivement et de se détourner d’Aube et de ce qu’elle représentait à ses yeux, lui avait-il dit un jour où il était revenu de la guerre.
Aube descendit l’escalier pour se rendre à la grande salle. A cette heure-ci un repas devait être servi, mais elle n’avait pas faim. Tout ce qu’elle voulait, c’était le réconfort du feu dans la cheminée. Et puis surtout elle ne voulait pas être seule. En bas il y avait les domestiques ; c’était toujours mieux que de rester devant son métier sans rien faire.
En bas, la grande salle était désespérément vide ; un feu couvait dans la vaste cheminée qui occupait l’un des murs, mais il n’avait rien d’accueillant ou de réconfortant. La salle semblait grisâtre et dépourvue de chaleur à Aube, et elle poussa un long soupir dans lequel perçait toute la lassitude du monde.
Elle s’assit finalement dans un vaste fauteuil de velours, ferma les yeux et attendit de nouveau son époux, son prince, son écho d’une époque révolue.
Elle l’attendit longtemps, très longtemps, et lorsque finalement elle rouvrit les yeux sur la grande salle à présent empoussiérée et laissée à l’abandon, elle était sûre qu’il s’était perdu, qu’il ne reviendrait jamais à elle malgré la promesse qu’il lui avait faite, parce qu’il était enchaîné à son peuple par d’autres serments qu’il ne pouvait briser. De son œil devenu terne coula une unique larme, dernier cadeau à son Prince à jamais disparu, une larme couleur d’encre qui se détachait sur sa peau claire, diaphane, presque lumineuse.
Puis elle se leva, monta dans la salle au métier à tisser, si froide en cette journée d’hiver, ouvrit la fenêtre et se pencha.
« Adieu, mon Prince », murmura Aube devenue Crépuscule, et elle se laissa tomber du haut de la tour.
Des siècles plus tard, le Prince-Démon revint à ce qui avait été pour lui le seul havre de paix qu’il eût jamais connu ; la seule chose qu’il trouva, ce fut une fleur noire comme la nuit, qui avait poussé là où sa belle était tombée.
Il la cueillit délicatement, en sentit la douce fragrance qui s’en échappait, la rangea dans un pli de sa cape et, l’épée au côté, repartit à la guerre.